lundi 14 février 2011

L'OCDE, le livret de compétences, 1984

Si vous êtes enseignants, qui plus est au collège, vous aurez difficilement échappé à ce diaporama émanant du CNRBE (le Comité National de Retrait de la Base Elèves) :

Le discours dénonce au moins deux faits dans le mise en oeuvre du socle commun de compétences :
1. un fichage généralisé des élèves via le livret personnel de compétences (LPC) qui suivra les élèves à vie, comme une marque indélébile de la réussite ou de l'échec scolaire.
2. la volonté de fournir des masses d'ouvriers serviables pour le patronat.

Qui est à l'origine de ce monstrueux projet ? L'Europe, l'OCDE, et leur valet servant, l'"Etat français" (référence pétainiste), dont le Parlement a adopté la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école en 2005, dont le LPC (Livret Personnel de Compétences) est l'outil informatique d'évaluation, dont le palier 2 intervient en fin de primaire, et le palier 3 en fin de collège.

Comment ne pas être outré par les faits soulevés par le CNRBE ? Les arguments et la démonstration sont implacables... mais fallacieux.

Le retour du livret ouvrier !
Rien que cela avec la référence aux régimes autoritaires des Napoléon qui ont introduit ce livret en France (n'oublions pas les ersatz soviétiques et chinois...). Peut-on objecter que leurs objectifs (contrôler la classe ouvrière, évaluer des compétences), leurs contenus et leurs usages sont aussi dissemblables que leurs époques respectives ?
On peut aussi s'interroger d'ailleurs sur le poids de la classe ouvrière aujourd'hui dans une société post-industrielle. D'un côté le néo-libéralisme désindustrialise la France, de l'autre il prépare les futures classes ouvrières dociles et serviables... pour quels emplois ?

La question des compétences
Les concepteurs du livret de compétences, "pire que le livret ouvrier", sont nommés : L'OCDE avec la Commission européenne. Dans la diapositive 4, on lit :
"la Commission européenne a fait une liste des 8 compétences clés, censées assurer la capacité d'adaptation, la flexibilité et la mobilité des futurs travailleurs". Pourtant, sur le site de la Commission, voici ce que nous pouvons lire : "Le cadre européen des compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie, publié à la fin de l'année 2006, identifie et définit les compétences clés dont chaque personne a besoin pour obtenir un emploi et parvenir à la satisfaction personnelle, à l'inclusion sociale et à la citoyenneté active dans le monde actuel axé sur la connaissance." Le diaporama parle d' "économie de la connaissances" quand la Commission Européenne parle de "société de la connaissances". La présentation faite des compétences par le CNRBE est une interprétation du socle. Voici le cadre de référence ciblant les compétences-clés édicté par la Commission. C'est un pdf un peu long, mais l'introduction permet d'emblée de dissiper tout malentendu sur une vision uniquement utilitariste du socle, puisque l'épanouissement personnel et la capacité à s'intégrer à la société sont mis sur le même plan que l'accès au monde du travail.
Dans l'argumentaire anti-socle, on retrouve systématiquement ces assertions anti-OCDE et anti-Commission. Je renvoie concernent l'usage de la pensée de l'OCDE faite par les polémistes, à la lecture d'un billet de blogue de Luc Cédelle.

Menace sur les libertés individuelles
Face au grand fichage généralisé qui se prépare," la CNIL n'a pas protégé les citoyens". D'ailleurs, "n'est-elle pas dépassée ?" On se souvient de l'indignation soulevée par l'introduction de "Base élèves", à l'origine de la création du CNRBE. Le combat se poursuit aujourd'hui avec le LPC. On comprend mieux pourquoi la CNIL est selon eux dépassé en se rendant sur le site de la CNIL, qui a clarifié en septembre 2010 sa position sur "Base élèves". Que lit-on ?

"On entend souvent que la "Base élèves" serait un fichier national des élèves des écoles maternelles et primaires. Ce n'est pas le cas : la "Base élèves" est une architecture informatique développée par le ministère de l'Éducation nationale organisée à trois niveaux :

  • un premier fichier au niveau de l'école,
  • un second au niveau de l'inspection académique,
  • le troisième, exclusivement statistique, donc anonyme, au niveau du ministère de l'Éducation nationale.
Chaque directeur d'école gère donc un fichier dont les caractéristiques ont été définies par le ministère. C'est le directeur de l'école qui recueille les informations lors de l'inscription de l'enfant."

Mais encore :
"La liste des données enregistrées dans l’application se limite à des données d’identification des élèves, de leurs responsables légaux et des autres personnes à contacter en cas d’urgence ou autorisées à prendre en charge l’élève à la sortie de l’école. Elle comporte également des informations relatives à la scolarité des élèves (dates d’inscription, d’admission et de radiation, classe, niveau, cycle) et aux activités périscolaires (garderie, études surveillées, restaurant et transport scolaires).

Contrairement à ce qui est parfois affirmé, la « Base élèves » ne comporte plus aucune information sur la nationalité, la date d'arrivée en France de l'élève ainsi que la langue parlée à la maison.
De la même façon, elle ne comporte aucune information de type médical (comme le suivi psychologique ou psychiatrique ) ou encore relative à l’origine ethnique des élèves.
Enfin, les notes de l'élève ne sont pas enregistrées."
Il est en outre précisé que les parents ont un droit d'accès aux informations et un droit d'opposition qui a été accordé par le Conseil d'Etat, un organe, comme son nom l'indique, de l'Etat. Contradictoire ? La protection des libertés individuelles serait-elle aussi menacée que cela ?

S'il est nécessaire d'éclairer les risques des usages informatiques actuels et des menaces qu'ils font peser sur les libertés individuelles, pourquoi ne pas se contenter de poser la question et d'énoncer un doute ? "Nous nous inquiétons, dans la mise en oeuvre du livret de compétences, de la menace sur les libertés individuelles et sur l'usage potentiel des informations collectées concernant le parcours scolaire des élèves, et nous demandons des garanties solides au ministère, en en référant à la CNIL et au Conseil d'Etat".
Non, ici, c'est un projet idéologique fictif (le livret ouvrier) qui est ciblé par une idéologie libertaire. Le combat est plus large, plus global, il est tout autant politique et idéologique que le néolibéralisme dénoncé.


Contresens pédagogiques
Mis en oeuvre pour lutter contre l'échec scolaire, dont l'ampleur (près de 150.000 jeunes sortent tous les ans du système scolaire sans qualification) devrait être le vrai scandale, le socle et son livret sont un outil important du changement. Ce changement est critiquable : dans le cadre actuel des réductions drastiques de postes, comment envisager sereinement un changement de paradigme pédagogique, alors que les missions des professeurs ne cessent de s'empiler ? Pour de nombreux acteurs politiques et éducatifs, pour de nombreux enseignants, ce changement est nécessaire et même urgent au collège (pour des raisons et avec des idées développées sur ce blog et ailleurs).

Premier contresens : l'ambition du socle. Elle n'est pas tant de différencier des niveaux d'acquisition entre les élèves, et donc de créer du tri (ça, les notes le font déjà très bien) que de s'assurer d'un niveau minimum à atteindre pour tous les élèves. A l'opposé des bulletins scolaires actuels qui collectionnent les moyennes, les appréciations, et qui servent à orienter les élèves. Le socle commun aura peu de valeur pour distinguer les élèves, son ambition étant de "relever le plancher".

Deuxième contresens : la dimension comportementale. "Le livret de compétences contient des informations scolaires, sociales et comportementales." Les compétences servent à former des ouvriers flexibles et dociles, à conditionner les élèves au monde du travail. Cette idée ne tient que dans les discours des opposants au socle. La pédagogie par compétences n'est pas un renoncement aux savoirs, au contraire, ni une machine à fabriquer du consentement. Les pédagogues qui utilisent l'approche par compétences ont un souci constant : former les élèves à l'autonomie et développer l'esprit critique. Il convient ici de fortement distinguer l'évaluation par compétences à la mode du socle (un livret de certification) en effet binaire et peu pertinente in fine, du travail par compétences, qui pose la question essentielle : comment s'assurer que l'élève maîtrise telle compétence et connaissance, comment le faire progresser ?
Les compétences 6 et 7 comprennent en effet quelques items basés sur le comportement de l'élève, très peu nombreux si on les compare à l'ensemble, et bien moins dangereux que la note de vie scolaire ou que les appréciations de comportement dans les bulletins, assortis des divers grades de sanction. En tout cas, ils en disent beaucoup moins que les dossiers scolaires actuels sur leurs échecs.

Troisième contresens : la question de l'orientation. Page 8 : "chaque enfant et chaque jeune sera contrôle, orienté, trié automatiquement selon des critères opaques et incontrôlables"
Prise hors contexte, seul le futur employé dans cette phrase nous permet de faire la distinction avec la situation actuelle ! Regardons un peu ce qui émerge du conseil de classe, où tel élève ne pourrait passer en seconde avec moins de 8 de moyenne en Maths ou en Français, où tel élève est bon parce qu'il a 14, moyen parce qu'il a 10 (c'est la moyenne, on aura compris) et sans les débats de salle des profs pour savoir si "niveau convenable" est plus ou moins que "niveau correct" dans une appréciation générale ! 
Concernant la formation des élèves, en fouillant un peu sur le site de l'OCDE, et dans l'esprit d'une Europe compétitive dans une économie mondialisée, il apparaît vite en effet qu'il y a un gros besoin de main-d'oeuvre... forte et qualifiée ! 
De plus, si l'Etat collectionne les données sur les compétences, les vendra-t-elle aux entreprises pour en savoir plus sur son futur employé ? Tout est-il déjà écrit ? Dans une société numérique, il est plus à parier que les employeurs trouveront plus d'informations personnelles sur des réseaux sociaux type Facebook ou Linked-In (où  les internautes maîtrisent leur curriculum, le CV n'est pas mort, il s'enrichit avec le numérique) que dans une base gérée par un Etat, et quoiqu'on puisse lire sur ce diaporama, soumise au droit. Si c'est à la lueur de "Base élèves", on mesure l'écart entre le discours fictif du diaporama et la situation présentée par la CNIL.

La CNRBE anticipe un monde Orwellien, effrayant en effet, empruntant son champ lexical et ses images à l'univers concentrationnaire (code-barres, traçabilité, matricule...), agitant les peurs aux moyens d'arguments fallacieux, niant les problèmes de l'école d'aujourd'hui, usant d'amalgames répétés, où le numérique est l'instrument du mal, s'attaquant à un ennemi à qui on fait dire ce qu'il ne dit pas, ce qui réduit la portée de questions pourtant pertinentes sur l'usage des données personnelles à une caricature de discours libertaire.

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